mardi 3 mai 2011

Françoise Dumas-Champion, Le Mariage des cultures à l’île de la Réunion. Préface de Philippe Beaujard. Paris, Karthala, 2008

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Faisant suite à de longues années auprès des Masa du Tchad et des Koma du Cameroun, Françoise Dumas-Champion a, depuis maintenant près de vingt ans, engagé des recherches sur l’île de la Réunion parmi les métis de la « société des plantations » et, principalement, parmi ceux « qui s’adonnent à des cultes malgache ». Avec Le Mariage des cultures, elle nous expose les résultats d’une anthropologie religieuse des Réunionnais centrée sur les descendants d’esclaves et d’engagés résidant toujours aux abords des usines sucrières, surtout dans le sud de l’île, qu’elle a côtoyés pendant trois années (1991-1994), puis régulièrement entre 1997 et 2005, en étendant ses lieux d’enquête à toute l’île. Dans la mesure où ces Réunionnais manifestent une « pluri-religiosité », le lecteur tirera de ce livre une connaissance plus générale de l’ensemble des rituels pratiqués à la Réunion dans leurs variantes « ethniques ». C’est d’ailleurs justement l’interrogation de ce remarquable cumul identitaire exprimé par le religieux qui charpente l’ouvrage.
L’actuelle île de la Réunion est restée vierge d’occupation humaine jusqu’au xviie siècle, siècle à partir duquel elle a été peuplée sur près de trois cents ans par des colons venus d’Europe et des esclaves d’origines diverses (Madagascar, Afrique de l’Est, Comores, Zanzibar), puis par des « engagés » d’Inde du Sud après l’abolition de l’esclavage, et du sud de Madagascar dans les années 1930. L’apport démographique africain (Makwa, Swahili et Yao) est, d’après l’auteure, le plus important dans la durée. Avec les esclaves malgaches essentiellement issus de la côte est de la grande île, ces descendants d’Afrique sont appelés les Kaf (de « Cafres »). L’arrivée d’engagés dravidiens dans la seconde moitié du xixe siècle (Malbar) renforce cette identité kaf, certaines incompatibilités religieuses étant exacerbées par la revendication d’autochtonie des seconds par rapport aux premiers. Le manque général de femmes a favorisé la polyandrie et l’intermariage (également incité par la division ethnique opérée par les colons), générant très tôt un métissage global, qui caractérise la très grande majorité des Réunionnais jusqu’à aujourd’hui. L’auteure met d’ailleurs en garde contre certaines essentialisations ethniques perceptibles ici ou là dans les productions scientifiques locales. Elle préfère quant à elle questionner ces revendications identitaires – qui se sont accrues depuis les années 1970 – en relation avec la situation du métissage : « Comment la population “mélangée” des plantations pense ses origines plurielles ? » (p. 17).
Le couple antagoniste Kaf / Malbar est lui-même subordonné à un autre clivage hérité de la stratification sociale en esclaves/engagés de religions diverses et colons catholiques. Selon une logique identitaire de « naturalisation », le catholicisme est pourtant devenu au début du xxe siècle la « religion mère » de la grande majorité des Réunionnais Le principe dumontien d’« englobement des contraires » aurait donc pu ici être mobilisé à l’endroit du catholicisme réunionnais, et de son Dieu unique dans son œuvre de création… des autres religions. Mais cet universalisme inclusif s’oppose à un universalisme exclusif représenté sur le territoire réunionnais par les Kréol, « métis proches des Blancs
 Cet enchâssement de deux antagonismes culturels, exprimés dans les religions, paraît se surajouter à la réalité sociale du métissage, pourtant, les deux grilles interprétatives sont mises en rapport dans le processus d’identification de l’individu. Ainsi cette structuration identitaire religieuse est-elle renforcée par un discours phénotypique, quasiment « obsessif », qui cherche à occulter une part de l’héritage biologique de l’individu en mettant l’accent sur certains caractères, à commencer par la couleur de peau, dans la lignée des typologies racialistes en vigueur à l’époque coloniale. Le fait de l’ascendance multiple posant immanquablement la question de l’identité de l’enfant, son entourage sera à l’affût de signes « diacritiques » qui établissent celle-ci. Certains caractères physiques mettant en évidence un héritage biologique sont ainsi parfois corrélés avec des troubles mis sur le compte de l’emprise d’esprits particuliers, dont les interdits ont été transgressés. L’expression « sang y accorde » exprime et légitime ce croisement significatif entre éléments des palettes phénotypique et pathologique. La ressemblance avec un grand-parent vient confirmer l’élection, non pas par son esprit, mais par « les esprits de la nature » qui possédaient cette personne de son vivant. Cette filiation s’opère à G+2 indépendamment du sexe, offrant ainsi quatre possibilités, multipliées par le nombre d’esprits qui possédaient les grands-parents. La reconnaissance définitive de ce couple ancêtre-génie (gra moun-bébête) qui protégera l’enfant et fixera son identité à partir d’une latitude ainsi définie peut survenir à l’issue d’un fastidieux tâtonnement. Le signe privilégié par les Réunionnais est l’entrelacement des cheveux (seve mayé), dont la forme et la position crânienne indiquent la nature de l’esprit qui en est l’auteur. La coupe rituelle avalise cette relation.
 Cette « quête d’une identité unique qui est d’autant plus voulue que le métissage semble la mettre en péril » (p. 40) ne contraint pas pour autant une personne à rester cantonnée dans un « système religieux » kaf ou malgas, puisque l’enquête met au contraire en évidence une « pluri-religiosité » générale. Françoise Dumas-Champion explique cette apparente contradiction par la combinaison du métissage et du culte ancestral : puisque les ancêtres doivent être honorés selon les prescriptions de leur propre tradition, l’individu métis opte pour un cumul des pratiques. Cette hypothèse explicative met en avant les apports bantou et malgache dans la « pensée religieuse » réunionnaise. L’auteure insiste ainsi dans le premier chapitre sur « L’empreinte de l’Afrique sur la culture réunionnaise », puis sur les « Traits communs à l’Afrique bantoue et à Madagascar », avant de plonger le lecteur dans cinq chapitres consacrés aux pratiques rituelles essentiellement chez les descendants de Malgaches. En effet, elle a constaté que « le modèle rituel malgache s’est imposé » (p. 67) à la Réunion, à la faveur d’une contribution démographique et culturelle constante de ce voisinage. Le cœur de l’ouvrage est ainsi composé de cinq chapitres découpant comme suit l’activité rituelle : culte des ancêtres (chap. II), rites funéraires et transmission des esprits (chap. III), culte annuel en l’honneur des ancêtres malgaches (chap. IV), possession (chap. V), « Objets et lieux ; transmission, consécration, désacralisation » (chap. VI). Tout en présentant ces données, l’auteure souligne les origines d’éléments rituels détectés dans la littérature ethnologique des racines culturelles des migrants. Cependant, un nouveau problème se pose : comment peut-on à la fois revendiquer une identité spécifique et cumuler des pratiques construites en opposition ?
Les deux derniers chapitres composent finalement un ensemble plus analytique intitulé « Métissages rituels », dans lequel Françoise Dumas-Champion entend mettre en évidence « une pensée religieuse réunionnaise unifiée » permettant un cumul des diverses pratiques rituelles par-delà leurs différences. Dans un premier temps (chap. VII), elle compare les religions malgas et malbar, les deux principales « religions traditionnelles », chez lesquelles elle décèle « un grand nombre de valeurs communes qui ont facilité les emprunts dans un sens comme dans l’autre » (p. 241), « emprunts et passerelles » qu’elle décrit. Dans un second temps (chap. VIII), elle introduit le catholicisme à la « place dominante » et discerne « Les catégories religieuses consensuelles » communes à l’ensemble des religions, avant de présenter les « Croyances communes [aux “religions traditionnelles”] catholicisées ».
On pourrait s’étonner au terme de la lecture de l’ouvrage de l’économie d’un positionnement théorique par rapport aux diverses approches développées en anthropologie quant à la créativité rituelle. La seule référence en ce sens survient en conclusion avec l’évocation des travaux de Serge Gruzinski, « qui démonte les processus de logiques métisses » (p. 279). Les « mécanismes de métissages » analysés à la manière de cet historien de l’Amérique latine constituent en effet le dernier paradigme largement consensuel, après les critiques successives du « syncrétisme » et du « bricolage », et l’émergence des concepts de « créolité » et de « branchements » au début de la dernière décennie. Cependant, au creux de ce bel empilement de métaphores s’est joué un débat anthropologique et épistémologique auquel on aurait pu souhaiter que Le Mariage des cultures prenne part, en s’appuyant sur son ethnographie originale de la société de plantation de la Réunion La conception des notions de « systèmes religieux », « catégories religieuses », « emprunts et passerelles » (etc.) aurait ainsi relativement gagné en précision, et sans doute permis de poser les problèmes théoriques que soulève la production d’identité collective dans la créativité religieuse. Cependant, l’ambition de ce minutieux travail de généalogie rituelle, qui met concrètement en évidence la combinaison originale de la différenciation et de l’homogénéisation au sein du multiculturalisme réunionnais, en fera une étape indispensable des recherches futures, qu’elles soient plus historiques, sociologiques ou cognitivistes. Le travail méticuleux de Françoise Dumas-Champion sur les Réunionnais des plantations apporte de plus la primeur d’une ethnographie de première importance, notamment à la problématique de la construction des identités collectives, parmi d’autres interrogations anthropologiques que la lecture indiquée de l’ouvrage ne manquera pas d’alimenter.
Thomas Mouzard

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