mardi 24 septembre 2013

L'Apocalypse des travailleurs (O apocalipse dos trabalhadores), de Valter Hugo Mãe

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Une bonne à tout faire et une prostituée occasionnelle prennent leur destin en main. Un superbe roman du Portugais Valter Hugo Mãe
La beauté cachée des femmes de peu


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Les femmes de ménage, c'est connu, sont des analphabètes - rusées, parfois, " mais sans grande intelligence ", comme le reconnaît d'elle-même, dans L'Apocalypse des travailleurs, l'une de ces prolétaires à la triste cervelle. Quant aux vieux intellos bourgeois, plus l'âge avance, plus ils ne pensent qu'à ça. La preuve en est donnée par Gregorio Ferreira, célibataire endurci et retraité oisif, qui poursuit son employée de maison de ses baisers " terreux ", abusant de sa position de patron pour l'humilier, la peloter et plus encore.
Comment faire de l'or avec des clichés ? Comment faire de l'humain avec ces pantins aliénés, qui ont si bien assimilé les poncifs qu'on leur a collés sur le front ? En prenant ces clichés au sérieux, répond l'écrivain portugais Valter Hugo Mãe : en les faisant grossir sous la loupe de la fiction, puis en les retournant comme un gant, avant d'en tirer des histoires d'amour, tragiques et drôles, plus vraies que nature.
L'action se passe dans la ville de Bragance, grosse bourgade du nord du Portugal, avec des allers-retours en Ukraine, et, surtout, de longues escales aux portes du paradis. C'est là que tout commence. Dans ses rêves, Maria da Graça, femme de ménage de son état, grande amoureuse devant l'éternel, brûle d'en franchir le seuil. Mais saint Pierre se montre un cerbère intraitable. Comment peut-elle " espérer le pardon ", elle qui s'est soumise à son " prédateur " de patron, au lieu de fuir ? Maria da Graça devine que ce " salaud " de saint Pierre est " au courant de ses turpitudes ".
Prisonnière de mots qui ne sont pas les siens, la bonne de Bragance, tout comme son amie Quitéria, prostituée occasionnelle, et son jeune amant ukrainien Andriy, moderne trimardeur, se débat dans le fouillis terrible de sa vie. Maria est payée au noir, comme tout le monde - ou presque. Nous sommes dans l'Europe de la récession, où les repères et les valeurs sont devenus précaires : le travail, la morale, comme le bonheur. Les vieilles classes dirigeantes ne dirigent plus grand-chose : " Monsieur Ferreira ", homme de gauche, moyennement pervers et hautement cultivé, amoureux de Rilke, de Goya et de Mozart, finit par se suicider en se jetant par la fenêtre. En revanche, le mari de Maria da Graça, puéril et macho, survivra, malgré les gouttes de javel que sa naïve et pragmatique épouse verse dans sa soupe du soir. Le Bien et le Mal ne sont jamais là où l'on croit - nous souffle le romancier. Si tant est que ces mots aient encore un sens.
La conquête des mots
Les deux copines/femmes de ménage, sorte de Thelma et Louise revisitées, en font l'expérience quotidienne. Elles n'ont pas la candeur vertueuse ni la violence des héroïnes du film de Ridley Scott (1991). Si elles prennent leur envol, après un long chemin commun, c'est chacune dans son coin. L'essentiel est qu'elles finissent, l'une et l'autre, par prendre leur destin en main : L'Apocalypse des travailleurs entraîne ses héroïnes dans un voyage vers la maturité, l'acceptation de soi, plus que vers l'émancipation. Dans ce lent et chaotique parcours, l'apprentissage du corps (de ses désirs, de ses dégoûts) et la conquête des mots sont intimement liés.
L'un des premiers poèmes de Valter Hugo Mãe, publié en 1996 (mais non traduit), s'intitulait " Silencioso corpo de fuga " (" Corps silencieux de fugue "). Mãe est sans nul doute un obsédé... Le corps des gens, ce qu'on en fait, ce qu'ils/elles en pensent, en font : là est le sujet de son formidable roman, à l'écriture délicate et crue, d'une construction subtile. Maria et Quitéria n'ont que leurs corps de quadragénaires ordinaires à vendre ou à offrir - aux parquets sales, aux hommes et aux morts (puisqu'elles travaillent aussi, de temps en temps, comme pleureuses, lors des enterrements). Le bel Andriy, lui non plus, n'a guère le choix : acceptant les emplois les plus durs, sur des chantiers, le plus souvent, le jeune immigré rêve de se blinder contre tout sentiment qui pourrait l'affaiblir et empêcher la " progressive métallification de son corps ". La survie de ses parents adorés, restés en Ukraine et hantés par les souvenirs de la famine sous Staline, en dépend - croit-il.
Ecrit sans virgule et sans majuscule, le roman de Valter Hugo Mãe peut se lire comme un hommage au grand écrivain António Lobo Antunes qui, parmi les premiers, s'était proposé de " rompre avec la ligne droite du récit classique et l'ordre naturel des choses ". C'est sans effort aucun que le lecteur suit les démêlés de la tendre Maria et du suicidaire " Monsieur Ferreira " ; sans même y penser qu'il observe la longue marche de Quitéria et d'Andriy, tant l'écriture est à la fois fluide, entraînante, finement rythmée. L'Apocalypse des travailleurs, troisième volet d'une tétralogie, entamée en 2004 et achevée en 2010, est le premier roman traduit en français de Valter Hugo Mãe, né en 1971 en Angola. Son Apocalypse est l'une des plus réjouissantes découvertes de l'automne.
Catherine Simon
L'Apocalypse des travailleurs
(O apocalipse dos trabalhadores),
de Valter Hugo Mãe,
traduit du portugais par Danielle
Schramm, Métailié, 208 p., 18 €.

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