mardi 22 octobre 2013

L'aspirine, future arme anticancer ?

L'aspirine, future arme anticancer ?

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | • Mis à jour le | Par
SCIENCE. ASPIRINE.
Incroyable aspirine. Dans la pharmacopée mondiale, elle tient une place unique. Quel autre remède antique, né il y a trois mille cinq cents ans de la feuille et de l'écorce du saule blanc, deviendra, en 1899, un médicament : l'acide acétylsalicylique ? Quelle autre molécule connaîtra un tel succès comme anti-inflammatoire et antidouleur, jusqu'en 1950, avant de subir une telle chute ? Quelle autre renaîtra, plus vivace que jamais, comme arme de prévention des risques cardio-vasculaire ? Et quelle autre pourrait nous surprendre encore, après plus de cent dix ans d'évaluation chez l'homme ?
L'aspirine embarrasse pourtant la communauté médicale. Ses effets dans la prévention de cancers digestifs semblent aujourd'hui admis. Mais alors que des recommandations internationales devraient être bientôt publiées, les experts s'interrogent encore : les "promesses anticancer" de l'aspirine surpassent-elles le risque de saignement lié à ce médicament ? Et, si oui, dans quels groupes de personnes ?
"LES PREUVES DOIVENT VENIR DES ESSAIS CLINIQUES RANDOMISÉS"
Cela fait vingt-cinq ans que sont apparus les premiers indices des vertus anticancer potentielles de l'aspirine. "Depuis, plus de 150 études de cas-témoins et environ 50 études de cohortes ont montré de façon constante une association entre la prise régulière d'aspirine et une réduction substantielle du risque de cancers du côlon, de l'oesophage et de l'estomac", résume le professeur Peter Rothwell dans un éditorial publié, le 17 juillet, par la revue Annals of Internal Medicine. Mais, ajoute-t-il, "les preuves doivent venir des essais cliniques randomisés" : essais plus rigoureux, car ils suivent des groupes de patients tirés au sort pour être traités soit par un placebo, soit par le médicament étudié.
Peter Rothwell a fondé l'Unité de recherche sur la prévention des accidents vasculaires cérébraux, à l'université d'Oxford (Royaume-Uni). Il est surtout l'auteur de nombreuses études marquantes sur l'aspirine dans la prévention des cancers. En mars 2012, deux d'entre elles ont fait date.
GRAVES HÉMORRAGIES DIGESTIVES ET CÉRÉBRALES
Publiée dans The Lancet, la première regroupait les données de 51 essais cliniques randomisés, sur plus de 77 500 patients, étudiant les effets de l'aspirine en prévention cardio-vasculaire. Elle confirme d'abord une baisse de la mortalité par cancer d'environ 37 %, après cinq ans sous aspirine. Ensuite, dans les essais où l'aspirine était donnée quotidiennement à faibles doses (75 mg par jour), on observe une diminution de 20 % de l'incidence des cancers dans les groupes traités trois ans, et de 37 % dans les groupes traités cinq ans ou plus. Cet effet protecteur apparaît huit à dix ans seulement après le début du traitement. "L'aspirine prévient le développement tumoral très précoce. Or un long délai s'écoule entre ce stade précoce et la révélation clinique du cancer", commente Peter Rothwell.
La seconde étude, publiée aussi dans The Lancet, révélait un effet inattendu, à court terme, de l'aspirine. Après un suivi moyen de 6,5 ans, celle-ci réduit de 36 % le risque d'apparition de métastases. Cette réduction atteint 46 % pour les adénocarcinomes (cancers du sein, de la prostate, du côlon, du poumon...). Et même 74 %, pour un cancer colorectal.
Face à de tels chiffres, on s'interroge : pourquoi ne pas déjà recommander l'aspirine chez les sujets à risque accru de cancer ? Pour au moins deux raisons. D'une part, les essais randomisés qui ont établi un effet anticancer de l'aspirine ont été menés avec pour objectif principal de prévenir les maladies cardio-vasculaires. Et les experts le savent : c'est un biais possible pour l'analyse des effets sur le cancer. Mais surtout, l'aspirine n'est pas un remède anodin. Tous le soulignent : elle peut entraîner de graves hémorragies digestives et cérébrales, même à faibles doses.
"ARME DE PRÉVENTION PRIMAIRE DE CERTAINS CANCERS"
Cet automne, pourtant, un groupe d'experts internationaux a terminé la rédaction de recommandations sur le sujet. Coordonné par le professeur Jack Cuzick, directeur du Centre de prévention des cancers de l'école de médecine Barts, à Londres, ce travail est soumis à publication. "Ce sera la première prise de position marquante depuis mars 2012, dit au Monde Peter Rothwell. Les seules directives officielles récentes ont été émises, en février 2012, par l'American College of Chest Physicians [qui regroupe plus de 18 700 professionnels de santé en pneumologie, soins intensifs...]. Elles préconisaient de prendre en compte les effets préventifs de l'aspirine sur le risque de cancer, dans la balance des bénéfices et des risques liés à son utilisation en prévention cardio-vasculaire." Les nouvelles recommandations, confie-t-il, devraient "être en faveur de l'utilisation de l'aspirine dans la prévention des cancers du côlon et d'autres cancers digestifs" chez certains patients à risque.
"Ma perception personnelle est que l'aspirine pourrait devenir une arme de prévention primaire de certains cancers, utile à l'échelon international, dit le professeur Fabien Calvo, directeur de la recherche à l'Institut national du cancer (INCa). Si l'on parvenait, avec ce médicament, à faire reculer de quelques années la survenue des cancers, ou à diminuer leur incidence ne serait-ce que de 1 pour 1 000, cela aurait un impact considérable en termes de santé publique. Mais il est toujours difficile de proposer une prévention qui a des effets secondaires chiffrables."
"CE RÉSULTAT NE FAIT PAS CONSENSUS"
En novembre 2012, Fabien Calvo participait à la réunion internationale des financeurs de la recherche sur le cancer, à Washington : "Nous nous sommes dit que cela faisait partie des recommandations que nous pourrions porter, en attendant les publications de groupes de travail sur ce sujet", témoigne-t-il. Mais le compte rendu de cette réunion, publié en mars dans Science Translational Medicine, était bien plus prudent. "Nous souhaitions avoir des informations plus précises avant de lancer des recommandations de portée mondiale", justifie Fabien Calvo.
Depuis mars 2012, plusieurs grandes études sont venues renforcer les données de Peter Rothwell. Le 14 juin 2012, le Journal of the National Cancer Institute publiait les résultats de l'équipe du professeur Eric Jacobs, du programme de recherche en épidémiologie de la Société américaine de cancérologie (Atlanta). Les auteurs ont analysé les données de 100 139 hommes et femmes de la cohorte "nutrition en prévention des cancers".
"Nos résultats confirment une association entre la prise quotidienne d'aspirine et une baisse modeste de la mortalité par cancer. Après cinq ans sous aspirine, nous estimons que cette baisse est de 16 %, donc inférieure à la baisse de 37 % trouvée dans les analyses des essais cliniques", commente Eric Jacobs. Selon lui, les travaux de Peter Rothwell "livrent des preuves convaincantes, issues d'essais cliniques randomisés, sur le fait que l'utilisation régulière de faibles doses d'aspirine diminue le risque de cancer colorectal - mais pas dans l'immédiat, et pas sans risques. Ils suggèrent aussi que l'aspirine, à long terme, a des effets importants sur le risque global de cancer. Mais ce résultat ne fait pas consensus."
 VASTE ESSAI AMÉRICAIN
Au début de l'année, la revue Recent Results Cancer Research se faisait l'écho des résultats d'un essai clinique randomisé qui analysait les effets de l'aspirine (600 mg par jour) chez des patients porteurs d'un défaut génétique qui les prédispose au cancer du côlon : le syndrome de Lynch. Les auteurs concluaient : "Le niveau de preuve est maintenant suffisant pour recommander l'aspirine pour tous les porteurs de l'anomalie du gène associé au syndrome de Lynch."
Le 17 juillet, les Annals of Internal Medicine publiaient les résultats très attendus du suivi à long terme de la "Women's Health Study". Ce vaste essai américain comparait la prise d'aspirine (un jour sur deux) à un placebo, chez les femmes, en prévention cardio-vasculaire. Le suivi à dix ans de cette étude, déjà publié, ne montrait pas d'effet sur le risque de cancer colorectal. Mais le suivi prolongé à dix-huit ans, sur 33 682 femmes, révèle une baisse de 20 % de l'incidence de ce cancer. Le risque de saignements digestifs, lui, augmente de 14 %.
"On peut faire un parallèle entre l'intérêt potentiel de l'aspirine dans la prévention des cancers et son intérêt dans la prévention cardio-vasculaire, estime le professeur Joseph Emmerich, de l'Agence national de sécurité des médicaments (ANSM). Dans les deux cas, il s'agit de bien peser le risque qu'on accepte de prendre pour prévenir un cancer ou un événement cardio-vasculaire. L'aspirine sera "rentable" si elle prévient beaucoup plus de cancers ou d'accidents vasculaires qu'elle ne risque de provoquer d'hémorragies graves."
 DIMINUTION DES RÉCIDIVES DE POLYPES DU CÔLON
D'où le besoin d'études de prévention bien faites : c'est toute la difficulté. Par ailleurs, "il est difficile de démontrer un "effet dose" dans cette prévention", reconnaît Fabien Calvo. Autre incertitude : les mécanismes d'action de l'aspirine, dans ses effets anticancer, restent hypothétiques. "Nous avons réfléchi à tous les biais statistiques qui pourraient expliquer les effets de l'aspirine sur le cancer, dit Peter Rothwell. Nous n'en avons pas constaté. Ce serait un biais si, par exemple, l'aspirine causait plus de saignements chez un patient déjà atteint de cancer. Par ailleurs, l'aspirine a des effets préventifs sur les cancers du côlon supérieur (proximal) mais pas inférieur. Comment expliquer cette différence par un biais statistique ? Un autre argument est la taille de l'effet. Pour le cancer du côlon supérieur ou celui de l'oesophage, l'aspirine réduit le risque de 60 % à 70 % : c'est énorme ! On admet qu'un biais ne peut avoir une incidence de plus de 10 %."
Autre indice favorable : "L'aspirine exerce aussi des effets préventifs dans des modèles animaux de cancers et sur des cultures de cellules cancéreuses", indique le professeur Stanislas Chaussade, responsable du service de gastro-entérologie de l'hôpital Cochin (Paris). Il a montré que l'aspirine diminue les récidives de polypes du côlon, ces tumeurs bénignes susceptibles de se transformer en cancers. "En matière de prévention du cancer du côlon, aucune piste n'est à négliger, insiste-t-il. Il y a trente ans, on déplorait 13 000 décès par accident de la route et 13 000 décès par cancer du côlon chaque année en France. Aujourd'hui, le nombre annuel de morts sur la route a chuté à moins de 3 000, mais le nombre de décès par cancer du côlon atteint 17 000 !"
TRAITEMENT ADDITIONNEL DE CANCERS DÉJÀ DIAGNOSTIQUÉS ?
Mais chez quelles catégories de patients recommander l'aspirine ? "La réponse n'est pas simple, admet Peter Rothwell. Le bénéfice individuel de l'aspirine reste modeste, comparé aux bienfaits d'une alimentation saine, de l'absence de tabac et de la pratique d'un exercice physique régulier. Mais en cas d'antécédents familiaux de cancer, les données plaident en faveur de la prise d'aspirine." Dans son numéro d'octobre, la revue Prescrire estime toutefois : "Mi-2013, il n'est pas démontré que la balance bénéfices-risques de l'aspirine en population générale soit favorable, ni en prévention cardiovasculaire, ni en prévention des cancers colorectaux."
Les résultats de Peter Rothwell soulèvent une autre question majeure : l'aspirine n'aurait-elle pas aussi sa place comme traitement additionnel de cancers déjà diagnostiqués ? "J'ai l'intime conviction que si l'aspirine était brevetable et commercialisée à un prix plus élevé, de nombreux industriels tenteraient de la mettre sur le marché comme anticancéreux, observe le professeur François Chast, pharmacologue, chef du service de pharmacie clinique des hôpitaux universitaires Paris-Centre. Dans la prévention des métastases ou des rechutes, en cas de cancers de la prostate et surtout du côlon, elle donne des résultats troublants, quand on les compare à ceux de certaines chimiothérapies lourdes, onéreuses et dotées d'effets secondaires importants." De rares essais cliniques commencent à être lancés avec l'aspirine dans le traitement de différents cancers.
"L'INSTITUT NATIONAL DU CANCER VA RÉUNIR UN GROUPE D'EXPERTS INDÉPENDANTS"
Mais, selon Fabien Calvo, "les industriels font tout pour ne pas s'intéresser à ce médicament, qui ne coûte rien. Ce serait le rôle des agences d'Etat de promouvoir et de financer ce type d'études, à l'échelon international". Il l'assure : "L'Institut national du cancer va réunir, en 2014, un groupe d'experts indépendants pour réanalyser l'ensemble des publications scientifiques sur l'utilisation de l'aspirine en prévention des cancers et des métastases."
La mobilisation internationale se précise. "Le groupe d'experts le plus reconnu pour les recommandations médicales aux Etats-Unis, le US Preventive Services Task Force, va bientôt examiner l'intérêt de l'aspirine dans la prévention du cancer colorectal", indique Eric Jacobs.
Mais les choses sont loin d'être tranchées. En septembre, une étude anglaise était publiée dans Health Technology Assessment. Après une sélection rigoureuse des essais randomisés et des méta-analyses publiées de 2008 à 2012, les auteurs en ont retenu 27. L'analyse groupée montre, après cinq ans sous aspirine, une baisse de 18 % de la mortalité par cancers, ainsi qu'une baisse de 34 % de l'incidence du cancer colorectal. Les effets absolus sont moins enthousiasmants.
"ON N'EN EST PAS ENCORE AU STADE DES RECOMMANDATIONS OFFICIELLES !"
"Pour 100 000 patients traités par an, l'aspirine permet une réduction de 33 à 46 décès de toutes causes, de 60 à 84 accidents cardio-vasculaires majeurs [en prévention primaire], et potentiellement de 34 décès par cancer colorectal, résument les auteurs. Elle provoque aussi 46 à 49 saignements majeurs et 8 à 10 hémorragies cérébrales." Ils concluent : "Plusieurs essais cliniques se termineront entre 2013 et 2019, qui pourraient clarifier l'étendue des bénéfices de l'aspirine dans la réduction de l'incidence des cancers et de la mortalité par cancer." "On n'en est pas encore au stade des recommandations officielles !", a réagi Fabien Calvo. Pourtant, admet-il, "les bénéfices absolus de l'aspirine, à plus long terme, sont sans doute supérieurs à ceux mesurés dans cette étude".
L'espoir viendrait-il du développement de dérivés chimiques, qui feraient moins saigner tout en conservant les mêmes effets préventifs ? "Les démarches dans ce sens n'ont guère été concluantes, estime Peter Rothwell. Avant un traitement par l'aspirine, on attend davantage des essais pour éradiquer la bactérie Helicobacter pylori ", qui favorise les ulcères de l'estomac donc les saignements.
"RAPPORT BÉNÉFICE/RISQUE"
Dans un mini-sondage, nous avons demandé à quelques experts si, pour leur propre prévention, ils prenaient de faibles doses quotidiennes d'aspirine. Trois sur six ont déclaré se traiter, selon leurs facteurs de risque personnels. Mais Eric Jacobs avertit : "Les gens doivent prendre l'avis de leur médecin traitant car il peut, pour chaque patient, mesurer le rapport bénéfice/risque d'une prise régulière d'aspirine à faibles doses. C'est une approche au cas par cas."
"L'aspirine n'est pas autorisée en prévention de certains cancers, ni par l'Agence du médicament américaine (FDA) ni par l'Agence européenne du médicament (EMA), insiste le professeur Gilles Bouvenot, de la Haute Autorité de santé (HAS). Par ailleurs, il pourrait être dangereux d'inciter la population entière à absorber quotidiennement de l'aspirine. Les patients qui en prennent en automédication ignorent le plus souvent son risque hémorragique. De plus, les interactions avec d'autres médicaments sont fréquentes." Pas d'automédication sauvage : l'aspirine mérite mieux que d'être traitée comme une poudre de perlimpinpin.

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