mercredi 2 octobre 2013

Parce que le Dadabe le vaut bien // Parce que le Net le vaut bien Laure Belot 02/10/2013

Parce que le Net le vaut bien

LE MONDE | • Mis à jour le | Par
Les internautes commencent à payer pour acquérir musiques, films et d'autres services en ligne. Sous conditions.
Mathieu s'est longtemps servi sur le Net, sans jamais se poser de question. "Au collège, on ne parlait jamais de "gratuité". Internet, c'était nouveau, à la mode, facile, se souvient-il. Mon premier téléchargement illégal fut le film Spider-Man. Un après-midi d'attente avec un copain pour aboutir sur... un vieux porno !" Un appétit d'ado rassasié par sa machine, sans rien donner en retour.
Désormais responsable marketing dans la téléphonie, ce jeune trentenaire se met à payer. Pour de la musique, des films, des services. "J'ai toujours défendu une certaine liberté de pensée et d'action. Pendant longtemps, je l'ai trouvée dans la gratuité. Paradoxalement, j'ai l'impression de la conserver en achetant", estime-t-il.
La tendance, émergente, est bien réelle. Début 2012, 8 % des Français payaient pour de l'information en ligne, selon Reuters Institute. En février 2013, ils étaient 13 %. "Avec une plus forte progression des 25-34 ans sur l'ensemble des neuf pays sondés", précise David Levy, directeur du Reuters Institute à l'université d'Oxford. Nombre d'observateurs annonçaient que ces enfants du Net, biberonnés à la souris et aux "open bars" virtuels, constituaient la première génération acquise au "tout gratuit". Et qu'ils n'allaient jamais débourser en ligne. La réalité est plus nuancée.
Le cabinet de conseil Boston Consulting Group (BCG) a mené, au premier trimestre 2013, une étude auprès de 7 000 consommateurs européens. Pour près de sept Français sur dix, "la qualité des contenus culturels en ligne (information, films, jeux, livres) est meilleure aujourd'hui qu'il y a trois ans", et près de six sur dix pensent que cette qualité va s'améliorer. Pour l'instant, cette prise de conscience d'un travail méritant salaire derrière l'écran ne se transforme pas en acte d'achat massif.
"UN PLUS SENSIBLE PAR RAPPORT À CE QUI EST GRATUIT"
Ainsi les habitants des petits pays non anglophones (suédois, polonais, tchèques, néerlandais, mais aussi français) sont devenus des pros pour "retirer le plus de valeur d'Internet" - c'est-à-dire... profiter de l'abondance gratuite -, analyse Pierre-Yves Jolivet, directeur associé au BCG. Cependant "les personnes âgées commencent à ne plus avoir peur de payer en ligne, et les jeunes adultes ont plus de moyens et moins de temps disponible", poursuit M. Jolivet. Le cabinet perçoit une vraie disposition des consommateurs à payer mais à une condition : "L'offre doit apporter un plus sensible par rapport à ce qui est gratuit, y compris dans le confort d'utilisation avec smartphones et tablettes."
L'appel à témoignages "Vous commencez à payer sur Internet, pourquoi ?", lancé sur Lemonde.fr en janvier puis en septembre 2013, auquel Mathieu et des dizaines d'internautes ont répondu, permet d'appréhender ces nouvelles logiques d'achats : "Ce contenu est-il de qualité ?" ; "N'est-ce pas trop cher payé ?" ; "En ai-je vraiment besoin ?" ; "Vais-je avoir le temps d'en profiter ?" ; "Cela va-t-il me faire plaisir ?". Les internautes se mettent à payer certes, mais avec une sacrée exigence.
Pour la musique, c'est la perspective d'avoir dans la poche la discothèque planétaire qui a poussé Mathieu à sauter le pas : il paye 9,99 euros par mois l'abonnement "premium" proposé par le site Spotify pour écouter, smartphone en main, des morceaux quand et où bon lui semble. Comme six millions de personnes, deux fois plus qu'il y a un an. Certes, l'écoute gratuite, notamment sur YouTube, est largement majoritaire, mais 20 % des internautes acceptent désormais de payer, selon le sondage Orange-Terrafemina publié mercredi 25 septembre.
Une tendance également mesurée par le Syndicat national de l'édition phonographique : au premier semestre 2013, le streaming (l'écoute en ligne sans avoir besoin de télécharger le morceau) financé par la publicité progresse de 7 % et celui par abonnement de 13 %. Pour Marine Elgrichi, de Spotify, "cette croissance prouve la capacité des jeunes à payer pour ce qu'ils aiment et revenir ainsi à une offre légale qui rétribue les artistes". Depuis 2008, date de création du site, 500 millions de dollars ont été reversés aux ayants droit musicaux. Compte tenu du succès de l'offre payante, "la même somme sera versée sur cette seule année 2013", annonce la porte-parole.
Mathieu attend désormais une offre équivalente pour les films. "Je suis prêt à débourser 50 euros par mois pour pouvoir en visionner autant que je veux", explique-t-il. Faute de proposition légale, il emprunte un chemin de traverse... payant. "Je crypte ma connexion en versant 50 dollars à Astraweb et peux télécharger en toute discrétion jusqu'à 1 terrabit, soit l'équivalent de 1 000 films", explique-t-il. Mathieu juge insensé le prix demandé par iTunes : "30 euros pour regarder une seule saison d'une série américaine ! Je ne suis pas un pigeon. Je sais ce que coûtent un serveur et une copie numérique", explique-t-il. Tirade "pied de nez" aux logiques marketing de fixation des prix - et par conséquent de rentabilité - du XXe siècle.
Elise, cadre bancaire de 27 ans, le rejoint. "Demander le prix d'un DVD pour un téléchargement, c'est se moquer de moi, et j'ai le droit de répondre par un comportement semblable. Tout comme ne proposer que des séries assaisonnées d'un doublage grotesque", dit-elle. Cette surdiplômée continue donc à télécharger en anglais sa série fétiche, "The Big Bang Theory", habitude prise "sur le campus d'HEC, à l'aide du réseau interne". Par contre, après avoir beaucoup téléchargé des oeuvres libres de droit, Elise paye désormais ses lectures numériques sur Amazon. En y rajoutant tout de même un soupçon de déviance : "Comme je n'aime pas les systèmes fermés, je craque le verrouillage du e-livre acheté [fait pour les Kindle d'Amazon], pour le parcourir sur ma liseuse française Cybook."
Son employeur est abonné au Financial Times, qu'elle parcourt, mais "l'information économique en ligne n'est pas assez intéressante pour justifier de payer", juge-t-elle. Polyglotte, elle grappille sur les sites, gratuitement, mais soutient financièrement l'information collaborative de Wikipédia. "Ce fut mon premier paiement en ligne : 10 euros à 16 ans, soit une heure et demie de baby-sitting", se souvient-elle.

Les internautes commencent à payer pour acquérir musiques, films et d'autres services en ligne. Sous conditions.
Bénéficiant de la tendance générale, les campagnes d'appels aux dons de l'encyclopédie collaborative ne cessent d'ailleurs de battre des records depuis 2008 : de plus en plus de donateurs (55 000 en France en 2012-2013, 37 000 l'année précédente), des versements individuels en hausse. En tout, 30 millions de dollars récoltés dans le monde, 1,6 million d'euros dans l'Hexagone. "Les gens prennent conscience que notre système ne peut pas être totalement gratuit et nous disent apprécier l'absence de publicité en ligne", note Adrienne Alix, directrice de Wikimédia France.
Marie, 31 ans, ne paye, elle, que pour un usage qui a révolutionné sa vie : la lecture sur iPhone. "A ma grande surprise, je peux lire sur le petit écran et c'est bien plus maniable que ma tablette", dit-elle. Marie a déjà acheté 167 ouvrages, "un vrai budget payé sur Amazon ", précise-t-elle. "Fini le piratage sur Teamalexandriz.org [le site a annoncé le 31 août "suspendre ses activités en raison de sérieux problèmes"] et le téléchargement des livres gratuits du projet Gutenberg. Je peux lire en anglais le dernier Armistead Maupin sans avoir à attendre sa traduction, ou profiter de ceux de Fiona Buckley qui ne sont plus traduits, énumère-t-elle. En payant, je m'épargne temps et énergie nécessaires pour pirater." Elle dit aussi calmer sa conscience, mise à mal il est vrai par sa pratique encore très active du téléchargement de films.
Informaticienne, mais aussi guide bénévole à Paris, Marie calcule sans cesse. Ainsi, pour s'informer professionnellement, son "mur Facebook est un agrégateur de flux RSS pour être au courant de tout ce qui est publié sur la capitale". Pour autant, ce n'est pas, selon elle, de la gratuité. "Je paye indirectement, car Facebook fait de l'argent avec mes données personnelles. Je les lui vends donc."
L'optimisation en ligne est devenue un jeu, même pour ceux qui ne comptent pas. Ainsi Luc, 44 ans, haut fonctionnaire international. "Je ne paye que si cette somme m'apporte un service que je ne trouverai pas ailleurs." Croulant sous l'information, il a découvert que de nombreux articles de fonds payants en ligne devenaient gratuits au bout de quelques jours. "Je peux attendre avant de les lire, analyse-t-il. Et sinon, tant pis. Je ne sais même pas que ces articles auront existé et cela ne me manquera pas."
Ce globe-trotter, qui a travaillé sur quatre continents, a paradoxalement commencé à payer à son retour en France. "Je voulais rester en contact avec la langue de Shakespeare, explique-t-il. J'ai donc souscrit en ligne à un service VPN [Virtual Private Network] d'une dizaine de dollars par mois pour faire illusion d'une adresse IP aux Etats-Unis. Et voilà ! j'ai pu avoir accès à toutes les chaînes américaines. Bien moins cher et mieux que les misérables bouquets internationaux proposés officiellement en France." Actuellement en mission aux Etats-Unis, "opération inverse pour avoir accès aux programmes français...", ajoute-t-il.
Aucune peur du gendarme ? "Ce n'est pas vraiment illégal et, d'ailleurs, tout le monde le fait ici", explique-t-il de son bureau new-yorkais. Une illustration concrète de la course-poursuite des Etats et des arsenaux législatifs, dépassés par des usages toujours plus créatifs. "A quand une vraie libéralisation des programmes au delà des frontières ?", ajoute-t-il. Pour autant, Luc ne veut pas faire n'importe quoi. "Beaucoup de personnes utilisent des "proxy" gratuits, qui proposent le même service. Mais c'est dangereux, il peut y avoir des virus." C'est pour cette raison qu'il opte pour un service illégal payant. La garantie, selon lui, d'une véritable qualité.
Laure Belot
Journaliste au Monde

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