samedi 2 août 2014

le triomphe de Thierry Ratsizehena ‏@thierry_ratsiz


Xavier Niel, le triomphe du hacker

LE MONDE |  • Mis à jour le  |Par 
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Xavier Niel en 2013.
Il est au centre. Venu des marges de l'économie, Xavier Niel est aujourd'hui le personnage principal d’un de ses feuilletons les plus animés, l'univers impitoyable des opérateurs de téléphonie. Issu de la périphérie de la société, l'enfant de Créteil (Val-de-Marne) se situe, à 46 ans, au point d'intersection de générations, de cultures, de modes de fonctionnement et d’apprentissage qui ne se mêlent pas, au mieux s'ignorent, au pire s'opposent.
Ce qui l'a placé là ? Avant tout, sa capacité à transformer l'argent qu'il gagne en gain pour les autres. Pour recruter les abonnés de sa société, Free, l'argument décisif a toujours été l'économie substantielle par rapport aux tarifs des concurrents. Ce n'est pas rien pour les clients, et cela a fini par représenter beaucoup pour lui. Xavier Niel, actionnaire à titre privé du Monde, est désormais classé parmi les dix premières fortunes de France, avec un patrimoine estimé à 6 milliards d’Euros. Cet argent, il en investit des fractions pour des causes, des entreprises naissantes ou de bonnes affaires.
« JE CROIS QU'IL COMMENCE À APPRÉCIER L'ART CONTEMPORAIN »
« Free, c'est mon seul métier », tient-il à rappeler, au dernier étage de son siège, lui aussi placé stratégiquement au cœur de la capitale. Mais, depuis quelques années, ce n'est plus sa seule image. Ces allers-retours entre enrichissement professionnel et dépenses personnelles brossent un nouveau portrait de Xavier Niel. Ils ont contribué à sa popularité de patron qui n'en a pas l'air, largement en tête dans les sondages sur les dirigeants français. Dans un pays obsédé par l'idée de son déclin, ils l'ont associé à tout ce qui tient encore. Dans ses placements, voués à être lucratifs ou non, il est souvent question d'écoles, d'incubateurs, de jeunes pousses qui aspirent à grandir, des mots qui incitent à tourner le regard vers demain. Le voilà omniprésent dans la vie des affaires, comme une version française et high-tech de Warren Buffett, le milliardaire américain, avec qui il partage le « goût de la redistribution » et l'hostilité à l'héritage une hostilité bridée par une disposition du code civil, la réserve héréditaire, qui l'oblige à léguer les trois quarts de sa fortune à ses enfants, trois pour le moment.
Xavier Niel en 2014.
Cette situation a fini par imposer Xavier Niel à l'oligarchie française, qui a mis entre parenthèses sa vieille répugnance pour le personnage sorti de la banlieue pavillonnaire, l'angle mort de la société française, enrichi par le Minitel rose et condamné par la justice. L'élite n'a eu d'autre choix que de s'incliner devant la seule qualité qu'elle respecte vraiment : une capacité hors norme à gagner de l'argent. Ces derniers temps, l'idée a même fait son chemin que ce spécimen, aussi unique soit-il, était en train de se convertir à son tour au confort et aux valeurs de la haute bourgeoisie. Pour se rassurer, le Tout-Paris dresse donc la liste des signes de la gentrification de Xavier Niel.
Elle est longue. Pour se plier aux usages de son nouveau statut social, le buveur de Coca-Cola Light a fini par se constituer une cave, ornée de grands millésimes. Pour se déplacer vers des villégiatures luxueuses, il lui arrive de louer des jets privés. Pour se loger, il a étoffé sa collection d'hôtels particuliers. En plus de celui de la villa Montmorency, la voie privée la plus huppée de la capitale, il a élu domicile dans une bâtisse lointainement inspirée du Petit Trianon, toujours dans les quartiers chic de Paris. Pour se délasser, il s'est mis à acheter, avec des amis, quelques œuvres d'art. « On a fait quelques FIAC ensemble, dit l'un d'eux, Jacques-Antoine Granjon, le PDG de Vente-Privée.com. Je crois qu'il commence à apprécier l'art contemporain. »
L'ART SUBTIL DU LOBBYING 
On a aussi aperçu ce casanier dans des dîners en ville, principalement ceux qu'organise son guide dans la mondanité, Pascal Houzelot, patron des chaînes Pink TV, Numéro 23, et membre du conseil de surveillance duMonde. Sa proximité avec Delphine Arnault, directrice adjointe de Louis Vuitton et fille de Bernard Arnault, le conduit à fréquenter la famille la plus riche de France.
A ce standing, il faut ajouter un savoir-faire très spécifique à l'establishment français : l’art subtil du lobbying dans les hautes sphères de l'Etat lorsqu'il s'agit d'obtenir une décision favorable de la part de la puissance publique. Quelques relais bien placés dans des cabinets ministériels ont aidé Xavier Niel à arracher la quatrième licence de téléphonie mobile, fin 2009, grâce à une décision de François Fillon, et malgré les réticences de Nicolas Sarkozy. Etape cruciale, qui a fait basculer Free de la jungle des fournisseurs d'accès au Web au monde tout aussi sauvage, mais régulé, des opérateurs de téléphonie.
Xavier Niel vice-président d'Iliad, maison mère du fournisseur d'accès à Internet Free, en juin 2013.
Ce succès ne l'a pas pour autant marqué politiquement. Il a aujourd'hui ses entrées à l'Elysée, où il a vu François Hollande deux fois. Il y rencontre à intervalles réguliers Emmanuel Macron, qui fut son banquier chez Rothschild avant de devenir secrétaire général adjoint du Château. Ces derniers temps, il développe un discours compatible avec le tournant présidentiel vers le pacte de responsabilité, et un optimisme patriotique qui tranche avec la morosité ambiante. « La France est devenue un paradis fiscal pour la création d'entreprises », a-t-il lancé.
La formule lui permet de cultiver son image iconoclaste tout en restant dans le sens du vent. Ce chef d'entreprise, qui ne vote pas, pratique une provocation qui ne l'a jamais ancré dans un camp. Tout au plus hérite-t-il de surnoms, comme autant de clichés éculés. Sous le « Robin des bois » des nouvelles technologies se cacherait donc une nouvelle figure de« Rastignac geek ». L'ascension du « trublion » des télécoms ne raconterait qu'une nouvelle version de l’histoire classique de la revanche sociale. Lui s'accommode très bien de ces lieux communs.
« IL Y A DU POUVOIR ET DE LA MANIPULATION CHEZ LUI »
Mais ce n'est pas si simple. « Il y a quelque chose qui continue de nous échapper, constate le conseiller d'un de ses concurrents, qui tient à rester anonyme – le vrai signe de la puissance étant sans doute de dissuader les critiques de s'exprimer à découvert. Il y a du pouvoir et de la manipulation chez lui, mais aussi une forme de magie, et du mystère. » La position centrale de Xavier Niel ne l'a pas rendu moins insaisissable. Sa nouvelle visibilité n'a guère atténué son opacité. Il a changé de dimension, rectifié son apparence, policé ses manières, mais sans renoncer à ce qui fonde ses méthodes, hermétiques à la plupart de ses pairs.
Pour s'en approcher, il faut repasser le film à l'envers. Remonter bien au-delà de l'attribution de la quatrième licence de téléphonie mobile, qui a clos les années 2000, et le coup de génie de la Freebox à trois usages, qui a ouvert cette décennie d'essor fulgurant. Enjamber les années de conversion à l'Internet, la revente très fructueuse du premier fournisseur d'accès français, et celles de la première fortune amassée grâce au Minitel. Retrouver le Xavier Niel de 20 ans, tel qu'il apparaissait dans un article duMonde du 2 juillet 1987 : un « pirate informaticien » qui avait « réussi à se procurer les numéros de téléphone de voitures » utilisées par l’Elysée de François Mitterrand. Un membre de la scène primitive des hackers de la région parisienne, des surdoués autodidactes de la programmation, dont nombre se sont, depuis, lancés dans les affaires.
En France, ce terme de hacker reste étroitement lié à la notion de piratage. Et c’est bien de cela qu’il s’est agi lorsque Xavier Niel, au début de sa carrière, a siphonné les clients des messageries roses concurrentes et aspiré les listings de France Télécom pour alimenter son propre service d'annuaire inversé.
DES VIRÉES DANS LES ENTRAILLES DE PARIS
Deux décennies plus tard, son principal hobby, les virées dans les entrailles de Paris, interdites par la loi, reste imprégné de cette culture transgressive, gentiment anarchisante. Xavier Niel continue de fréquenter des groupes qui soulèvent des plaques d’égout, même si, fortune aidant, la rumeur lui prête la jouissance d'un appartement relié à un escalier privatif ouvrant sur les catacombes. « C'est une activité un peu sportive, un peu risquée, dit-il, que je pratique avec des gens normaux, que je fréquente depuis toujours, et qui me permet de visiter les dessous d'une ville que j'adore, de voir comment elle fonctionne. »
Car le moteur du hacker, c'est avant tout celui-là. Dans la définition proposée par Wikipedia, il est celui « qui montre  une passion pour la compréhension intime des systèmes »« Dans le monde du logiciel, les hackers sont ceux qui ne vont jamais abandonner, qui vont accumuler les nuits blanches dans l'obsession de trouver, par tous les moyens, une solution au problème qui leur est posé, explique Julien Codorniou, directeur des partenariat en Europe de Facebook, entré au Conseil de surveillance du Monde sur proposition de Xavier Niel. Quand ils basculent dans le monde de l'entreprise, tout leur paraît un jeu d'enfant : comprendre la structure, le modèle économique d'une boîte. Ils voient dans toutes les dimensions, et cela leur donne un avantage considérable. »
Pour les proches de Xavier Niel, cet avantage est la clé de son mode de fonctionnement, et de sa réussite. A son propos, tous décrivent un mélange de « facilité » et d'« obstination ». Tous évoquent le plaisir avec lequel il plonge dans les bilans financiers, à la recherche des anomalies qui font monter les coûts et des routines qui empêchent la maîtrise de la chaîne de valeur. Tous jalousent une mémoire des chiffres hors du commun et une rapidité de calcul de « tableur Excel vivant », selon l'expression de Jérémie Berrebi, son associé au sein de Kima Venture, son fonds d'investissement dans les start-up. Tous envient sa capacité à être au courant de tout et d'apprendre très vite ce qui lui aurait échappé ; faculté que lui-même explique par sa pratique intensive du courrier électronique et sa répugnance pour les réunions, hygiène de vie qui rendrait son temps plus efficace.
Nombre de hackers se sont consumés dans leurs manies de bidouilleurs. Le patron de Free les a sublimées en passion pour les produits innovants et en obsession pour les détails. « Un jour, il m'a envoyé un SMS parce que, en regardant BFM, il avait remarqué que les souris d'ordinateur des présentateurs faisaient un peu de bruit, raconte Alain Weill, le PDG du groupe de NextRadioTV, une de ses plus anciennes relations d'affaires qu'il a fait entrer au conseil d'administration d'Iliad, la maison mère de Free. Il m'a fait passer la référence d'un modèle silencieux, j'ai équipé toute la rédaction. »
AUCUNE DÉPENSE INUTILE, AUCUN GASPILLAGE
Cette vigilance ne tolère aucune dépense inutile, aucun gaspillage. Chez Iliad ou pour les dépenses personnelles, y compris les dons, elle ne s'accommode d'aucun cadeau à l’Etat. Contribuable français et fier de l'être, hostile à toute idée d'exil, Xavier Niel n'en est pas moins doté d'un talent de fiscaliste qui impressionne les amis qui viennent chercher conseil auprès de lui. « On dirait qu'il a appris le code des impôts par cœur », s'amuse Marc Simoncini, le fondateur de Meetic, l'un de ses plus anciens compagnons de route.
Du hacker, le milliardaire a également hérité la capacité à ne pas se laisser noyer dans la complexité, à ne se focaliser que sur les points critiques d'une difficulté à contourner. « Sa grande force, c'est d'être capable de simplifier, dit Nicolas Sadirac, directeur de l'école de programmateurs 42, que Xavier Niel finance intégralement, et hacker de la première génération. La plupart des dirigeants cherchent à se mettre dans toutes les boucles. Lui passe sa vie à essayer d'en sortir. Sur les deux tiers des sujets qui lui sont soumis par mail, il renvoie à des partenaires en qui il a confiance et qui sauront régler le problème. »
Xavier Niel n'est jamais avare de cette confiance, accordée dans le cadre d'innombrables associations. Chez Iliad, les salariés qui apportent une forte plus-value sont conviés à prendre une part d'une des nombreuses sociétés qui composent le groupe. Pour les investissements personnels, le milliardaire est le dénominateur commun, et souvent caché, de quantité de combinaisons humaines composées en fonction des talents, de l'ancienneté d'une complicité, et souvent aussi du culot de ceux qui viennent lui proposer des affaires.
Parmi les domaines de l'économie où elles se nouent, l'un des plus importants – et des moins visibles – est l'immobilier. Xavier Niel a très tôt adossé sa richesse précoce à l'essor de ce marché, même s'il ne garantit pas la même culbute que la revente d'une start-up montée en graine. Là, comme ailleurs, le secret est d'accéder le premier aux informations qui comptent. Le tycoon a très vite profité d'un réseau d'associés qui le tiennent au courant des meilleurs dossiers. Il a ainsi acheté beaucoup d’immeubles, allant des logements sociaux aux hôtels particuliers, en passant par des locaux techniques ou des centres commerciaux, presque exclusivement en France. Sa règle est de ne pas apparaître dans ce type de dossiers. Mais il arrive que la notoriété d'un vendeur ou la visibilité d'un projet fassent surgir son nom dans la presse. Ce fut le cas avec l'hôtel de Miramion, sur un quai du 5e arrondissement, cédé par l'AP-HP et revendu aujourd'hui sous forme d'appartements, à la découpe. Ce fut aussi le cas avec l'Hôtel Apogée, à Courchevel, un palace rival de ceux de Bernard Arnault et de Stéphane Courbit dans la station de la jet-set. Xavier Niel a investi une centaine de millions d'euros, avec les frères Parienté, fondateurs de la marque de vêtements Naf-Naf, dans ce chantier dont il a suivi l'avancée de très près. Mais il serait probablement resté incognito si le groupe allemand Oetker, opérateur du complexe, n’avait décidé de jouer sur son nom pour accroître la notoriété de son nouveau fleuron.
Très rarement, cet affichage est délibéré, comme pour la halle Freyssinet, une friche de la SNCF, idéalement située en bord de Seine et rachetée, par le biais de la Mairie de Paris, pour y installer le plus gros incubateur de start-up au monde, susceptible d'héberger plus d'un millier d'entreprises à l'horizon 2017. Le projet est mené par l'architecte Jean-Michel Wilmotte, qui résume ainsi la méthode Niel : « Le contact est direct, les réunions concises, les décisions immédiates. On ne passe pas par dix-sept intermédiaires. Il lance l'idée, et il fait confiance : à vous de travailler. C'est d'une efficacité extraordinaire, et cela fait gagner un temps colossal. » Dans le domaine du bâtiment, cette méthode, et quelques bons contacts, peuvent déboucher sur une prouesse inaccessible au commun des mortels : Xavier Niel est l'homme qui peut obtenir qu'un chantier puisse s'achever dans les temps, voire en avance.
Pour la halle Freyssinet, le dénicheur de pépites immobilières rejoint les intérêts du promoteur de start-up et de Paris comme nouvelle capitale de l'innovation. Cet engagement de business angel, à travers un fonds comme Kima Venture, est connu depuis longtemps. Xavier Niel, aujourd'hui associé dans près d'un millier d'entreprises, investit en s'en remettant aux lois de la statistique : ses moyens lui permettent d'arroser très large, et donc de garantir un retour positif, en compensant les échecs par les réussites. Ils lui offrent aussi une vision planétaire de l'innovation et une position centrale dans les écosystèmes qui se mettent en place pour faire prospérer ces jeunes pousses.
« IL VEUT DONNER LEUR CHANCE À CEUX QUI LUI RESSEMBLENT »
Cet engagement n'est pas incompatible avec des prises de « tickets » dans des sociétés plus matures, notamment à travers des associations avec deux anciens d'Iliad. Olivier Rosenfeld, avec lequel il a racheté les droits des chansons de Claude François, vient par exemple de gérer l’acquisition de Monaco Telecom pour 320 millions d’euros. Michael Boukobza, qui répond au nom de Michael Golan depuis son retour en Israël, l'avait froissé par son départ vers la nébuleuse de Patrick Drahi, le patron de Numéricable. Celui qui fut son porte-parole au sein d'Iliad a regagné sa confiance dans une mission de réduction des dépenses du Monde, qui a laissé de vifs souvenirs dans la maison. Ils sont désormais associés, avec les frères Parienté, dans Golan Telecom, un modèle réduit de Free à l'échelle d'Israël, pays où Xavier Niel est particulièrement séduit par le culot d'une nouvelle génération, férue de haute technologie et peu réticente à prendre des risques.
Les investissements dans l'univers de l'information répondent à la même logique que celle des start-up. Un arrosage statistique des sites nés de la révolution Internet : parmi les disparus, Bakchich et OWNI, et parmi les vivants,  Atlantico, Causeur, Electron libre ou Médiapart, dont Xavier Niel est le premier contributeur de la société des amis du site. Et un investissement beaucoup plus lourd, en association avec le mécène Pierre Bergé et le banquier d’affaires Matthieu Pigasse, dans des groupes de presse qu'il espère aider à négocier le virage numérique. Après Le Monde, en 2010, le rachat du Nouvel Observateur par le trio est né d'une fascination réciproque avec Claude Perdriel, autre amoureux des innovations techniques et des aventures managériales.
Pour Laurent Chemla, un pionnier du hacking en France qui a mis en contact Niel et Mediapart, ces investissements, dans un secteur qui ne garantit guère de rentabilité, répondent à une certaine logique citoyenne :« Il a fait fortune, comme d'autres, grâce à l'émergence d'Internet. Il paraît normal qu'il reverse une partie de cet argent au journalisme, une des activités les plus menacées par l'émergence du numérique. » Ces investissements n'en ont pas moins nourri les craintes que Xavier Niel puisse utiliser sa situation hégémonique pour influer sur le contenu de ces titres en fonction de ses intérêts économiques.
Au Monde, il n'a jamais été pris en défaut sur le respect de l'indépendance de la rédaction. Lorsque Mediapart lui a consacré, début 2013, une longue enquête, très critique, à laquelle il n'a pas souhaité apporter ses arguments, il a envoyé des mails et passé des coups de fil courroucés à la rédaction. Mais cet énervement n'a pas prêté à conséquence. Un an plus tard, dans un entretien à Polka, une autre revue dans laquelle il a pris une participation, Xavier Niel cite Mediapart, avec Lemonde.fr, comme deux exemples d' « intelligence rédactionnelle » susceptibles de générer « de la valeur ajoutée» dans l'information en ligne.
Pour lui, de toute manière, la séparation entre les grands secteurs de ses investissements privés est artificielle. Les sociétés immobilières, qu'il a cofondées, ont été des start-up. Les entreprises de presse aspirent à se refonder. Toutes ses participations procèdent de son goût pour les commencements, pour les montages intellectuels qui prennent forme. Comme s'il cherchait à rejouer en permanence la scène primitive du jeune hacker qui s'aventure dans son premier projet.
Ce besoin est concentré dans une réalisation qu'il porte exceptionnellement seul : l'école 42, ouverte depuis un an, pour former au métier de développeur des jeunes qui n'ont pas trouvé leur place dans les cursus classiques. Comme un manifeste, par le contre-exemple, sur les dysfonctionnements du système éducatif français. « Il veut donner leur chance à ceux qui lui ressemblent, dit Jean-Louis Missika, adjoint d'Anne Hidalgo à la Mairie de Paris et ancien administrateur d'Iliad. Il n'est pas mû par la revanche sociale, mais par la volonté de briser, pour d'autres, le plafond de verre auquel il s'est cogné et qui a failli le faire chuter. »
« Son obsession, c’est le renouvellement des élites », confirme Julien Codorniou. C'est peut-être ce qui échappe aux membres de l'establishment qui le jaugent. Xavier Niel est moins l'homme d'une revanche individuelle que la pointe avancée d'un changement d'époque. Un temps où l'excellence française tiendrait aussi dans une « box », fabriquée par quelques petits génies sans diplôme, et non plus seulement dans des œuvres titanesques, menées par des états-majors d'ingénieurs, comme le TGV ou Airbus. Tout premier tycoon à avoir profité de cette révolution, en France, il se retrouve ainsi à l'épicentre de zones de friction entre générations, de mouvements qui peu à peu modifient le centre de gravité du pouvoir économique.
« En fait, quand on met tout bout à bout, c'est assez évident, conclut le conseiller anonyme d'un concurrent. Il veut être le parrain d'un nouvel establishment. »
« IL A UN PROBLÈME AVEC LES RÈGLEMENTS »
Mais que leur transmet-il, aux membres de cette nouvelle génération, qui rêvent de fonder leur entreprise, les yeux rivés sur la réussite de Facebook et de Google ? Le goût de la disruption, l'absence de peur face au risque. Pour cela, il va jusqu'à se réapproprier sa propre histoire, longtemps douloureuse. Au cours d'une masterclass à Sciences-Po, devant un parterre d'apprentis chefs d'entreprise, il cite l'échange qui l'a marqué avec le juge Renaud Van Ruymbeke, lorsque celui-ci l'a entendu dans le cadre de l'enquête qui l'a conduit un mois en détention provisoire, en 2004, et lui a valu une condamnation pour recel d'abus de biens sociaux. « Il m'a dit : “A l'avenir, mordez la ligne jaune, mordez-la beaucoup, mais ne passez plus de l'autre côté”. » Et d'en conclure : « Regardez la loi et mordez la ligne jaune. Plein d'entreprises sont arrivées en France et ont mordu cette ligne. C'est un moyen de faire évoluer les choses et la législation. »
Dans sa volonté d'aller toujours plus vite, dans ses conflits avec ses concurrents, Xavier Niel a souvent flirté avec les limites de la loi. « Il a un problème avec les règlements », dit l'un de ses proches. Les protections administratives sont assimilées à des entraves. Au sein d'Iliad, il n'est pas adepte du dialogue social, il fuit les comités d'entreprise, il esquive les relations avec les syndicats. Les délais des commissions de sécurité, tout juste bonnes à retarder la livraison d'un bâtiment, l'exaspèrent.
Le problème, c'est qu'il est infiniment plus tatillon avec les lois lorsqu'elles garantissent sa propre protection ou celle de son entreprise. Plusieurs journalistes, poursuivis en diffamation, en ont fait l’expérience. Un ancien dirigeant de Libération et une journaliste des Echos ont été mis en examen pour avoir publié respectivement des procès-verbaux et des propos tenus par un concurrent de Free. A chaque fois, il assure qu'il ne voulait pas que les choses prennent cette tournure. A chaque fois, il promet que c'est la dernière, qu'il ne lancera plus de ces procédures qui n'ont de toute manière jamais tourné à son avantage. Mais il ne tient guère parole, en adepte des rapports de forces qui a du mal à relâcher la pression.
Très récemment, il a encore brandi la menace d'une action judiciaire contre « Complément d'enquête » (France 2)  parce que l'émission qui lui était consacrée a diffusé une photo de lui, jeune, dans les catacombes, et le fac-similé d'une condamnation qui laissait apparaître une adresse personnelle. Il n'a surtout pas supporté qu'un journaliste, au cours de l'enquête, vienne photographier son domicile.
La vie privée est en effet sa limite la plus infranchissable. A l'heure où les frontières se brouillent sur les réseaux sociaux, en ces temps où même le président de la République ne parvient plus à éviter la révélation d'une liaison, lui professe un respect scrupuleux de la loi. IPhone en main, il détaille la jurisprudence de l'article 9 du code civil, qui protège les relations sentimentales ou le domicile de tout citoyen et certifie qu dans le domaine de l'intimité, seul un mariage constituerait une information susceptible d'être publiée.
Considérant qu'il n'est pas un personnage public, ce dévoreur de biographies, en particulier celles de grands patrons, demeure rétif à l'idée de se laisser portraiturer. Réserve partagée par son père et sa sœur, qui ne répondent pas aux sollicitations, et par ses anciens associés, aux abonnés absents. Xavier Niel n'en demeure pas moins un des dirigeants d'entreprises qui passe le plus de temps, sur la place de Paris, à rencontrer des journalistes. Il distille ses informations, détaille ses explications, avec une exquise politesse et une disponibilité sans égales, mais toujours à l'abri d'un « off », dont le contenu doit être négocié pied à pied si l’on veut en extraire quelques citations.
Après avoir longtemps assuré que la seule star était Free, il a aussi appris à jouer de sa propre image pour assurer la promotion de ses produits. Xavier Niel, patron populaire et inclassable, fait vendre. Il s'est donc résolu, sans déplaisir apparent, à faire le Jobs, en s'inspirant du patron d’Apple pour battre l'estrade à chaque occasion majeure de la vie de son entreprise. Et à jouer de cette image pour promouvoir les causes auxquelles il croit le plus, l'école 42 ou la halle Freyssinet.
Mais il n'entend pas se livrer davantage. Longtemps, il a même retardé son apparition dans le classement Forbes des plus grandes fortunes mondiales en exagérant son endettement. En grand frère de la génération Daft Punk, Xavier Niel, retranché derrière le masque d'un sourire permanent et indéchiffrable, veut bien être visible, mais pas s'exposer.

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