mercredi 10 décembre 2014

Bourin Guillaume-Xavier, « Diversité culturelle et politique criminelle à Mayotte », Archives de politique criminelle 1/ 2014

Bourin Guillaume-Xavier, « Diversité culturelle et politique criminelle à Mayotte », Archives de politique criminelle 1/ 2014 (n° 36), p. 113-122
URL :

 www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2014-1-page-113.htm.


Plan de l'article

  1. I - Le mode de vie mahorais à l’épreuve du droit pénal
    1. A - La musada
    2. B - Le fundi
  2. II - Les réponses sociétales aux lésions des valeurs communautaires à l’épreuve du droit pénal
    1. A - Utolwa mjini
    2. B - Suhulu

    Située dans le débouché Nord du canal du Mozambique, à équidistance approximative de Madagascar et du Mozambique et à quelque 8.000 kilomètres de la France métropolitaine, Mayotte forme l’île la plus au Sud de l’archipel des Comores. Cédée en 1841 à la Monarchie de juillet par un sultan aux abois, Mayotte choisit en 1975 de rester dans le giron français tandis que les autres îles des Comores accèdent à l’indépendance. Le 31 mars 2011, Mayotte devient le cent unième département français [1][1] Voy. not. pour une synthèse, A. Math, Repères sur l’histoire....
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    D’une superficie de 374 km2, peuplée à l’origine d’une population africaine bantoue de l’Afrique orientale à laquelle se sont ajoutés des musulmans arabo-shiraziens et des Sakalaves du nord-ouest de Madagascar, Mayotte comprendrait aujourd’hui, selon les estimations, entre 210.000 à 300.000 habitants dont le tiers voire la moitié serait des comoriens en situation irrégulière venus de l’île voisine d’Anjouan [2][2] Sénat, La justice entre deux eaux dans l’Océan indien,.... Les langues vernaculaires, le shimaoré et le shibushi, témoignent de l’histoire du peuplement. Le shimaoré est dérivé du swahili, une langue bantoue influencée par l’arabe, et le shibushi est un parler malgache. Une large partie de la population âgée ne maitrise pas le français. La quasi-totalité des habitants sont de confession musulmane. L’islam sunnite de rite shaféite se mélange à des croyances animistes arabes anté-islamiques et de traditions bantoues.
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    La société mahoraise a secrété un droit qui, puisant aux sources de la doctrine musulmane chaféite et des coutumes locales d’origine africaine, régit l’état et la capacité des personnes, la famille, le mariage, les successions et les libéralités [3][3] E. Raiser, « Le statut civil de droit local applicable....
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    Dès sa prise de possession de l’île de Mayotte, la France a en effet conservé aux Mahorais leur statut personnel, dont la loi de programme pour l’outre-mer du 21 juillet 2003 et celle du 7 décembre 2010 relative au Département de Mayotte ont amoindri les traits saillants, en abrogeant, avec l’approbation du Conseil constitutionnel, la polygamie, la répudiation, la discrimination entre enfants devant l’héritage ainsi que la juridiction cadiale [4][4] Aux références citées en note 3 supra, adde, S. Blanchy....
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    En revanche, la souveraineté de la France ne souffrait pas que la législation pénale fût fulminée sur son territoire par d’autres organes que l’Etat ni appliquée par d’autres magistrats que ceux nommés par le pouvoir central. L’ordonnancement juridique répressif français s’est immédiatement substitué au corpus pénal de la Charia. Et, désormais que la loi du 11 juillet 2001 relative à Mayotte y a déclaré applicable de plein droit la législation pénale en vigueur sur le territoire de la République, le dispositif répressif qui régit le département ne se singularise guère de celui de la métropole.
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    Ce n’est pas à dire, certes, que la politique criminelle rigoureuse engagée contre l’immigration irrégulière ne distingue pas Mayotte des autres départements français [5][5] L’ordonnance du 26 avril 2000 relative aux conditions.... Pour autant, la politique criminelle ne se réduit pas à la réaction organisée contre l’immigration irrégulière et à son cortège d’infractions. En dépasser la manifestation la plus visible amène à s’interroger sur les rapports compliqués se nouant entre la politique criminelle et la culture mahoraise. Car, s’il est un constat sur lequel les observateurs attentifs de Mayotte s’accordent, c’est celui selon lequel l’identité mahoraise, bien que chancelante, subsiste en dépit du phénomène d’acculturation brutale qui l’affecte [6][6] C. du Payrat, op. cit. ; J.-F. Hory, « A propos de.... Cette vigueur, dont le statut personnel de droit local est le reflet juridique, décline très rapidement sous l’effet de la jeunesse de la population – 70 % des individus a moins de 30 ans – et de l’imprégnation par cette jeunesse scolarisée des valeurs occidentales [7][7] A. Math, Mayotte, nouveau département, conflit social.... L’identité culturelle mahoraise résiste cependant mieux à l’acculturation accélérée dans sa vaste zone rurale. L’ordre social reste épargné et les valeurs ancestrales partagées. La sape inexorable des fondements de la société traditionnelle n’y est pas consommée : le primat de la communauté familiale et villageoise sur l’individu, de la solidarité sur la liberté, le respect de la hiérarchie sociale, l’imprégnation de la vie civile par les principes religieux, cimentent encore les villages [8][8] L’antagonisme des mentalités et des valeurs est parfaitement.... Sans doute, les valeurs endogènes à la société mahoraise vivent-elles leurs derniers temps. La société mahoraise, secouée par de profondes mutations, se métamorphose. Les mentalités changent. L’individualisme et la liberté véhiculés par la culture occidentale et portées par les textes votés à Paris prennent le pas sur la solidarité et l’ordre social. Toujours est-il que longtemps fermée au modèle culturel métropolitain, la société mahoraise repose encore, au moins en brousse, sur ses us et coutumes, ses mœurs, ses valeurs et ses représentations sociales.
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    En somme, d’un côté, la société mahoraise a forgé son mode de vie, qui reflète ses valeurs et ses représentations sociales. Elle a inventé par ailleurs ses propres réponses aux actes hostiles à ses valeurs et ainsi élaboré une politique criminelle sociétale. De l’autre côté, les valeurs défendues par la loi française sont presque antinomiques de ceux de la société traditionnelle : primauté de l’individu, suprématie de l’autonomie de la volonté et de la liberté, distinction du profane et du sacré, égalité en droits [9][9] J.F. Hori, art. préc.. Fatalement, la conciliation des normes collectives endogènes et des règles imposées par l’Etat français s’avère problématique. La nature pénale de la législation considérée exacerbe le problème. L’irruption violente du droit pénal dans le champ de la société est de nature, en effet, à brouiller les repères d’une partie de la population mahoraise et d’accélérer son acculturation. Dans ces conditions, l’objectif assigné à la présente étude émerge naturellement. Il s’agit de déterminer si la politique criminelle de l’Etat porte en germe la condamnation du modèle sociétal traditionnel mahorais ou si elle est neutre. A cette fin, la méthode consistera, dans le cadre restreint de la présente contribution, à passer au crible des qualifications pénales les aspects remarquables du mode de vie traditionnel mahorais d’une part (I) et des réponses sociétales aux lésions des valeurs communautaires d’autre part (II).

    I - Le mode de vie mahorais à l’épreuve du droit pénal

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    Même si l’assertion risque de n’avoir plus que valeur historique un jour prochain, il demeure juste d’affirmer qu’en dépit des mutations qui l’affectent, la société mahoraise, au moins la société rurale, reste unie autour de solidarités familiales et villageoises et cultive la déférence envers la hiérarchie sociale.
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    Parmi les institutions traditionnelles qui expriment la vigueur de l’organisation collective et communautaire de la société s’inscrit la musada (littéralement l’entraide en shimaoré). Illustration de la déférence portée à l’autorité, le fundi (le sachant dans la langue vernaculaire, mafundi au pluriel) jouit d’une considération sociale et occupe un rôle non négligeable dans l’économie de l’île. Or, tant la musada que les relations de travail accomplies sous l’autorité des mafundi suscitent, au vu des poursuites pénales exercées, des interrogations sur leur légalité et par suite sur leur pérennité.

    A - La musada

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    Un homme ou une femme du village a besoin de bras pour cultiver son champ, effectuer un travail de terrassement, décharger un conteneur, préparer des repas pour un mariage ou des funérailles, le quartier veut réparer une mosquée, un édifice public, organiser une fête traditionnelle ? L’entraide villageoise ou musada est sollicitée. L’appel à l’entraide est suivi d’effet et l’entreprise engagée réunit les bras et les compétences de la communauté, ainsi que des contributions aux dépenses engagées. La musada (ou moussada) constitue en effet une tradition vivace dans tout l’archipel des Comores et Mayotte n’y fait pas exception. La juridicité de la moussada dans la communauté mahoraise n’est au demeurant pas niable. Sa force obligatoire se manifeste dans la sanction de ceux qui se soustraient au devoir de solidarité. Ils doivent à la communauté le mau, ou mahou, une amende civile dont ils doivent s’acquitter en force de travail ou en une contribution plus importante que la participation matérielle requise d’eux pour l’œuvre collective [10][10] S. Blanchy-Daurel, La vie quotidienne à Mayotte, éd.....
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    Toujours est-il qu’en tant qu’activité humaine, de surcroît productive de richesse, la moussada intéresse le droit. A ce titre, la rencontre entre le droit français et la coutume locale de l’entraide mahoraise n’est pas sans soulever des débats dont les prétoires correctionnels se font quelquefois l’écho.
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    Comment notre droit pénal positif traite-t-il cette institution ? Si la question se pose c’est que le traitement de la musada par notre droit est souvent présenté comme l’illustration de la négation par l’ordre juridique français des fondements mêmes de la société mahoraise. L’assertion se nourrit d’une observation ; à chaque fois que le moyen de défense de la moussada est invoqué dans les prétoires correctionnels, la sanction est invariablement la même : la condamnation pénale de ses bénéficiaires renvoyés devant le tribunal correctionnel pour y répondre des délits de travail dissimulé ou de recours aux services des auteurs de travail dissimulé. De là à arguer que l’application abrupte de nos qualifications pénales aux relations sociales mahoraise sape les ressorts de cette société et brouille les repères sur lesquelles elle est construite, il n’y a qu’un pas aisé à franchir. Est-il juridique de le faire ?
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    Il ne fait d’abord nul doute que lorsque la moussada a un objet agricole, elle entre dans le champ de l’entraide agricole autorisée par l’article L. 325-1 du code rural et de la pêche maritime de sorte que ses initiateurs échappent à toute incrimination. Mayotte ne déroge pas sur ce point au droit commun. Le code rural et de la pêche maritime s’applique sur le territoire, en particulier par l’effet de l’ordonnance du 21 décembre 2007 prise à la suite de la loi organique du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’outre-mer, laquelle loi avait placé la collectivité territoriale sous le régime de l’identité législative avec la métropole. Notre droit positif accepte dès lors la musada agricole.
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    Mais, lorsque l’entraide se développe en dehors du secteur de l’agriculture, la question est a priori plus problématique. La moussada alléguée est systématiquement portée par le ministère public sur le terrain du droit pénal du travail. Son initiateur doit alors s’expliquer devant la juridiction correctionnelle sur la prévention de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié ou au moyen du recours aux services d’une personne qui exerce un travail dissimulé par dissimulation d’activité (art. L 312-1 et s. du code du travail de Mayotte), selon que les circonstances de fait amènent le parquet à considérer que les participants à la moussada sont subordonnés au bénéficiaire ou s’avèrent des travailleurs indépendants non immatriculés au répertoire des métiers. C’est dire qu’il est reproché au bénéficiaire de ne pas avoir procédé à une déclaration préalable à l’embauche des participants ou d’avoir sciemment fait appel à un artisan s’étant dérobé à l’obligation de s’immatriculer. Autant de préoccupations formalistes généralement à mille lieux des mentalités locales, où la culture de l’oralité et la tradition de la musada restent vivaces.
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    En conclure que le droit pénal français condamne la moussada procéderait néanmoins d’une analyse approximative et erronée de la réalité objective. Une analyse objective des choses interdit de dresser cette conclusion. Aucun argumentaire ne saurait être tiré de l’échec du moyen de défense tiré de la musada devant la juridiction correctionnelle, dans la mesure où, à y regarder de plus près, l’entraide invoquée n’en n’est pas une : la moussada alléguée masque un rapport contractuel à titre onéreux, souvent mâtiné d’exploitation de la situation d’étrangers en situation irrégulière.
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    Le fait est que dans la musada, les travailleurs s’organisent comme ils l’entendent ; leur aide est au surplus apportée à titre gratuit. De ce fait, il n’est possible de repérer dans ce fait social ni une subordination au bénéficiaire de ses participants ni un mobile lucratif les animant. En conséquence de quoi, la musada ne saurait donner prise aux préventions de travail dissimulé. Plus généralement d’ailleurs, la moussada, dans son acception authentique, peut prospérer dans l’indifférence du droit positif français. En somme, si l’ordre juridique français méconnaît les ressorts traditionnels de la société mahoraise, ce n’est pas l’exemple de la moussada qui en atteste.
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    Ce n’est pas dire pourtant que le droit pénal français ne trouble pas les fondements traditionnels de la société mahoraise. On en verra une illustration nette dans l’application du droit social et plus particulièrement du droit pénal social aux relations traditionnelles du travail.

    B - Le fundi

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    Le fundi est un personnage qui continue à jouer un rôle réel à Mayotte. Le vocable, qui a pour sens premier celui de maître d’école coranique, signifie par extension celui de sachant ou d’homme de l’art [11][11] S. Blanchy-Daurel, spéc. pp. 136-137.. Le fundi demeure à bien des égards le pivot de l’activité économique. Le fundi enseigne son métier aux jeunes de son village, en contrepartie de leur force de travail. Un apprentissage informel s’instaure ainsi. Le rapport noué est un rapport d’affiliation de l’apprenti au Maître [12][12] S. Blanchy-Daurel, op cit. loc. cit.. En général, « l’apprenti paye son apprentissage en fournissant de l’aide, de la main-d’œuvre. Puis, quand le fundi laisse son élève se mettre à son compte, celui-ci doit payer le kazi (uliva kazi), le travail (appris). L’action de “uliva kazi” donne l’indépendance indispensable permettant d’exercer le métier qu’on a appris. Mais il faut payer le kazi de telle façon que le fundi en soit satisfait, qu’il agrée : akalishia radhi » [13][13] Ibid.. De ce fait, si la transmission du savoir est incontestable, les conditions dans lesquelles elle s’opère heurte les canons du droit français. Les contrôles opérés par l’inspection du travail comme les dossiers soumis au tribunal du travail et à la juridiction correctionnelle montrent que l’immatriculation des mafundi au répertoire des métiers ou leurs déclarations sociales obligatoires sont aléatoires, ce qui les expose aux foudres du délit de travail dissimulé par dissimulation d’activité. Mais, surtout, les affaires portées devant la justice montrent une récurrence des cas où le fundi ne signe pas de contrat d’apprentissage avec ses jeunes auxiliaires, ni ne procède à leur déclaration préalable à leur embauche, ni n’établit de bulletin de paye, ni ne les rémunère, et s’il les rétribue, les paye irrégulièrement, de la main à la main, suivant un montant fixé unilatéralement et fonction de l’aptitude, de l’utilité effective de ses aides et de ses moyens financiers. Or, la subordination juridique des apprentis à leur fundi n’est pas discutable : n’exécutent-ils pas sous son autorité et sa sanction les travaux qu’il leur confie ? Ce lien de subordination juridique emporte deux conséquences préjudiciables au fundi. La première, c’est qu’elle le rend débiteur d’un salaire dont il n’a pas pris la mesure. La relation de travail nouée avec ses apprentis se voit requalifiée par le tribunal du travail en contrat à durée indéterminée, avec l’obligation corrélative de l’employeur de payer un salaire mensuel depuis l’embauche au montant du smig mahorais sans pouvoir prétendre à acquitter le salaire inférieur de l’apprentissage et à l’exonération des cotisations sociales qui s’y attache. La deuxième conséquence, c’est qu’elle fait tomber le fundi dans les rets du délit travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié pour avoir enfreint les obligations de déclarer l’embauchage de ses “apprentis” et de leur délivrer des bulletins de paie.
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    Dans ces conditions, renvoyer un fundi devant le tribunal correctionnel aux motifs qu’il s’est affranchi de toutes les déclarations sociales obligatoires ne peut pas être ressenti à Mayotte, parmi les générations d’âge mûr, autrement que comme un acte de violence étatique illégitime, faisant fi des mentalités locales.
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    Faut-il rappeler que le fundi, bien souvent encore, ne parle pas français ; que s’il le parle, il ne le lit pas et que s’il le lit, il ignore tout des arcanes de l’administration en dépit des efforts certains de celle-ci de communiquer dans la langue vernaculaire et sensibiliser les opérateurs économiques ? Faut-il souligner que l’Etat français n’a investi que très récemment dans une politique éducative de rattrapage et qu’en 1975 un cinquième seulement des enfants en âge d’aller à l’école primaire étaient effectivement scolarisés ? [14][14] A. Math, Un système d’éducation toujours bas de gamme... Sans nul doute, il faut faire le tri dans les dossiers entre les justiciables qui feignent de ne pas comprendre les exigences du Droit et ceux qui sont véritablement désorientés par son application. Mais, la dernière catégorie n’est pas négligeable. Chacun des magistrats qui a présidé le tribunal du travail de Mamoudzou a fait cette expérience de s’épuiser vainement à expliquer à un employeur mahorais qu’il devait le salaire même s’il n’avait pu fournir le travail. L’exigence dépasse l’entendement du fundi. Le droit français et singulièrement le droit pénal par la violence de ses peines et sa flétrissure sociale, accusent alors la profonde divergence dans les conceptions mahoraise et métropolitaine des rapports sociaux.
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    Des conclusions similaires peuvent être tirées du passage au crible du droit pénal les réponses sociétales aux atteintes portées aux valeurs de la communauté mahoraise.

    II - Les réponses sociétales aux lésions des valeurs communautaires à l’épreuve du droit pénal

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    Expression de la culture de l’archipel des Comores, la politique criminelle est riche à Mayotte de procédures traditionnelles de règlement des différends forgées par le temps, qui coexistent de facto avec les instruments classiques de la politique criminelle de l’Etat français, relayée localement, et qui lui sont indépendantes. Ce corpus répressif traditionnel manifeste ainsi la persistance, en marge du droit pénal, d’un système de réponses aux crimes et délits conçu par le corps social antérieurement à l’introduction de l’ordre juridique français.
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    Ces modes de régulation sociétale endogènes perdent certes leur vigueur au fur et à mesure que les mahorais s’éloignent de leur modèle social traditionnel pour embrasser le modèle de développement de la métropole. Mais, ainsi qu’on l’a dit dans les propos introductifs à cette étude, ils restent néanmoins vivaces en brousse, où l’acculturation est moins profondément engagée. Il est cependant permis de conjecturer la généralisation de l’acculturation de la société et sous son influence la disparition, à tout le moins la transformation des réponses du corps social aux actes qui lèsent les valeurs qu’elles entendent protéger [15][15] Même s’il est assez difficile de se prononcer sur ce....
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    Tous ces modes de régulation forgés par le corps social, qui perdurent, sont autant de réponses aux infractions en menaçant les valeurs essentielles et qui de ce fait relèvent très souvent d’une qualification délictuelle ou criminelle répertoriée dans le Code pénal. Et ces réponses pénales du corps social tendent vers un objectif commun : « le rétablissement d’une harmonie sociale » qu’une atteinte à une valeur communément partagée, « est venue mettre en péril »[16][16] J.F Hori, art. préc.. Ce qui a permis à un connaisseur écouté de la société mahoraise d’écrire que « rien, pas même les droits des individus ou quelquefois la simple vérité, n’est plus important que ce rétablissement de l’ordre préexistant »[17][17] J.F Hori, art. préc.. L’intérêt de la remarque est capital. Elle ouvre la voie à une série de déductions. L’une des plus notables réside dans l’observation que les procédures traditionnelles ne concurrencent pas seulement l’ordre public français mais qu’elles entrent parfois en conflit avec lui. Dans ces conditions, le sacrifice des droits individuels sur l’autel de l’intérêt sociétal contient en germe la condamnation étatique de la réponse pénale coutumière. L’examen de deux des réponses sociétales les plus sévères, à savoir le bannissement du village (en shimaoré utolwa mjini) et la réconciliation (suhulu dans la langue vernaculaire), en offre l’illustration : l’ordre public réprouve la première et dédaigne la seconde.

    A - Utolwa mjini

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    Au sommet de la rigueur répressive sociétale, culmine, compte tenu de l’importance revêtue par l’appartenance à une communauté villageoise [18][18] S. Blanchy-Daurel, op. cit., p.32., le bannissement du village (utolwa mjini) [19][19] Sur lequel voy. J.F Hori, art. préc.. Le champ d’application de cette sanction, en ce qu’il manifeste une mobilisation collective engageant l’identité communautaire, varie selon la nature de l’atteinte aux valeurs communautaires et les qualités respectives du réprouvé et de la victime. L’opprobre du bannissement public épargnera davantage un infracteur natif du village et sa famille que l’individu dont le rattachement au village est discutable. Aussi bien, seules les atteintes d’une extrême gravité aux valeurs partagées par la communauté et aux familles natives du village justifient le bannissement d’un natif de la communauté villageoise. Autant d’exigences ne sont pas requises pour les individus dont les liens avec le village sont plus distendus. Pour les premiers, la communauté villageoise exige par exemple de l’infracteur la défloration d’une jeune fille de notable ou des vols de zébus avec découpes sur la parcelle du propriétaire, pour les seconds, des vols réitérés, des comportements scandaleux suffiront. [20][20] J.F Hori, art. préc.
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    Aucune procédure n’encadre vraiment le bannissement. La délibération prise par un conseil de village et entérinée par la communauté villageoise coexiste avec une justice populaire expéditive mue par l’exaspération de la population dont le courroux se déverse sur l’auteur présumé du trouble et de sa famille. Des familles entières ne trouvent leur salut que dans la fuite du village. La presse se fait régulièrement l’écho de ces bannissements expéditifs pratiqués sur les familles d’étrangers en situation irrégulière accusés de vols répétés par la rumeur publique, comme à Kani-Keni en 2010, ou à M’Zouasia l’an dernier où les villageois ont expulsé manu militari de l’école publique les enfants d’étrangers qui y étaient scolarisés.
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    Quelles appréciations porter sur le bannissement ? Cette réponse sociétale à l’infraction appelle trois séries de remarques. Tout d’abord, pour coutumière qu’elle est, elle ne paraît peut-être pas exempte dans les dernières illustrations que nous venons de rapporter d’une dénaturation de la procédure traditionnelle de règlement de conflits et d’une instrumentalisation à des fins de basse politique. Ensuite, elle prospère sur la faiblesse de l’Etat et de ce point de vue elle est symptomatique du respect que celui-ci inspire. Enfin, et l’observation n’est pas sans lien avec l’observation précédente, le bannissement tombe sous les qualifications pénales de violences ou de vol aggravé : la réponse pénale sociétale, qui ne s’embarrasse pas de légalité, consomme elle-même une atteinte grave à l’ordre public étatique. Le conflit entre la coutume et la loi se révèle inconciliable. Un Etat de droit ne saurait dès lors manquer de faire dégénérer le bannissement en un acte de justice privée, avec son corollaire, la protection des bannis et la répression des bannisseurs. Seule la faiblesse de son autorité explique en définitive la pérennité du bannissement public.

    B - Suhulu

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    La justice de droit commun réduit progressivement la place des procédures de stigmatisation de l’inceste (uzina gungu) ou d’amende civile (mau) ou encore de demandes de pardon (utsaha radhi) qui concourent à restaurer l’unité du groupe social autour de ses valeurs [21][21] J.F. Hori, art. préc.. Elle ne les supprime pas et quelques développements doivent être consacrés ici à la suhulu, la réconciliation [22][22] Sur laquelle, cf. J.F. Hori, art. préc., en ce que ce mode alternatif à la réponse étatique de règlement des infractions pénales survit à la mise en œuvre de la politique criminelle étatique, ainsi que tout magistrat pénaliste en dresse rapidement le constat après sa prise de fonctions. Il n’en retiendra peut être seulement que l’une des facettes, à savoir l’achat du silence de la victime ou de sa famille, sans toujours bien comprendre que la réconciliation intéresse la communauté plus attachée à éteindre le déshonneur affectant les familles et à éviter les divisions nées de la rancune que l’étalage du scandale fait naître.
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    La scène est souvent celle du délit voire du crime sexuel perpétré par le membre d’une famille qui jouit d’une bonne considération sur une jeune fille ou une jeune femme. La procédure de suluhu est promptement mise en œuvre afin d’étouffer la honte que la publicité d’un procès jetterait sur l’infracteur et sa famille. La famille de l’offenseur approche la famille de l’offensée et lui propose une réconciliation. La perfection de la réconciliation passe souvent par une prière collective à la mosquée puis un repas pris en commun avec les mets apportés par la famille de l’offenseur complété du versement d’argent. L’acceptation de l’offre de compensation financière, implicitement destinée à compenser le préjudice de la victime, scelle la réconciliation. La composition financière éteint le trouble à l’ordre social.
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    Il nous semble d’ailleurs, mais nous ne pouvons avancer l’affirmation qu’avec d’infinies précautions, que la procédure de suluhu tend à supplanter la procédure coutumière de stigmatisation de l’inceste (uzina gungu).
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    Mais ce qu’il est remarquable de constater c’est que les familles qui ont fait le choix de se réconcilier exercent de concert des pressions sur la victime et les témoins afin d’empêcher la manifestation de la vérité. Cette coalition reflète ce sentiment profondément ancré que les infractions contre l’honneur et la paix des familles doivent être réglés par la communauté villageoise et non en dehors. Aux yeux de la communauté villageoise, le natif d’un village ou celui qui y a acquis un rang ne saurait être passible de procédures judiciaires publiques, lesquelles doivent être réservées aux déclassés ou aux étrangers. Ces constatations ne sont pas nouvelles [23][23] J.F. Hori, art. préc. : la pratique judiciaire montre que l’analyse reste d’actualité dans les zones rurales.
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    La survie du suluhu atteste que la communauté entière est plus attachée à l’harmonie sociale, à la concorde des familles, qu’au sort des victimes et au châtiment des coupables. L’intérêt des familles et l’intérêt communautaire qui prévalent dans l’ordre social traditionnel cèdent toutefois du terrain à l’intérêt des victimes et des droits de la personne que fait prévaloir l’institution judiciaire. En réaction à la procédure de réconciliation, les magistrats désignent un administrateur ad hoc sur le fondement de l’article 706-50 du Code de procédure pénale, afin d’assurer la sauvegarde des intérêts du mineur victime de délit ou de crime sexuel, dont le sort personnel est sacrifié sur l’autel de l’ordre social et du primat de la communauté sur celui de la personne. Cette intervention d’un tiers extérieur chargé de faire triompher l’intérêt de la victime contribue au déclin de la procédure de réconciliation. L’importance des dommages-intérêts alloués par les tribunaux sans commune mesure avec les sommes offertes dans le cadre de la procédure de réconciliation, le règlement des dédommagements par le fonds de garantie, précipitent l’agonie de ce mode sociétal de réponse pénale aux crimes et délits.

    Notes

    [1]
    Voy. not. pour une synthèse, A. Math, Repères sur l’histoire politique et institutionnelle récente de Mayotte, IRES, chron. intern. n° 134, janv. 2012, pp. 71-80 ; ainsi que les développements historiques dans le rapport du Sénat, Mayotte : un nouveau département confronté à de lourds défis, Rapport d’information n°675 (2011-2012) de J.-P. SUEUR, C. COINTAT et F.DESPLAN, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale, déposé le 18 juillet 2012 ; voy. pour une analyse chronologique étoffée, P. Boisadam, Mais que faire de Mayotte, éd. L’harmattan, 2012 ; pour une réflexion lumineuse, C. du Payrat, Pourquoi avoir fait de Mayotte le 101ème département français ? éd. L’harmattan, 2012.
    [2]
    Sénat, La justice entre deux eaux dans l’Océan indien, Rapport d’information n° 549 (2010-2011) de R. du LUART, fait au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 25 mai 2011.
    [3]
    E. Raiser, « Le statut civil de droit local applicable à Mayotte », RIDC 2012, pp. 733-774 ; J.-R. Binet, « Le croissant et la balance. De quelques spécificités du droit applicable à Mayotte au crépuscule de la justice cadiale », RIDC 2002, pp. 787-809.
    [4]
    Aux références citées en note 3 supra, adde, S. Blanchy et Y. Moatty, « Le droit local à Mayotte : une imposture ?  », Droit et Société, 2012, pp. 117-139.
    Voy. DC n°2003-474 du 17 juillet 2003, par laquelle le Conseil constitutionnel a posé en règle que du moment que « son existence même » n’était pas remise en cause, des modifications du statut civil de droit local pouvaient être rendues nécessaires par l’évolution de la société pour le rendre « compatible avec les principes et droits constitutionnellement protégés ».
    [5]
    L’ordonnance du 26 avril 2000 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers à Mayotte renferme ainsi un article 10-2 prévoyant que « dans une zone comprise entre le littoral et une ligne tracée à un kilomètre en deçà, les officiers de police judiciaire, assistés des agents de police judiciaire, peuvent procéder, avec l’accord du conducteur ou, à défaut, sur instructions du procureur de la République, à la visite sommaire de tout véhicule circulant sur la voie publique, à l’exclusion des voitures particulières, en vue de rechercher et constater les infractions relatives à l’entrée et au séjour des étrangers à Mayotte ».
    Les lignes suivantes du rapport d’information n°675 (2011-2012) du Sénat, précité en note 1, sont éloquentes. Il est mentionné que la moitié de l’objectif national des reconduites à la frontière, soit 26 405 reconduites ont été opérées en 2010, Il est ajouté qu’en 10 ans, l’équivalent de la population mahoraise aura été reconduite à la frontière (rapport, p. 78, le rapport parle d’expulsion, amalgamant ainsi deux notions juridiques, la reconduite et l’expulsion, dont le sens diffère).
    [6]
    C. du Payrat, op. cit. ; J.-F. Hory, « A propos de quelques coutumes mahoraises, les procédures infrajudiciaires de règlement des conflits », in Mayotte dans la République, dir. de L. Sermet et J. Coudray, éd. L.G.D.J 2004, p.393 et s.
    [7]
    A. Math, Mayotte, nouveau département, conflit social majeur : la révolte contre la vie chère, IRES, chron. intern. n° 134, janv. 2012, pp. 55-69, spéc. p. 69 ; C. du Payrat, op. cit.
    [8]
    L’antagonisme des mentalités et des valeurs est parfaitement mis en lumière par J.F Hori, art. préc.
    [9]
    J.F. Hori, art. préc.
    [10]
    S. Blanchy-Daurel, La vie quotidienne à Mayotte, éd. L’harmattan 1993, p. 43, p. 55, pp. 142-143 ; J.F. Hori, art. préc.
    [11]
    S. Blanchy-Daurel, spéc. pp. 136-137.
    [12]
    S. Blanchy-Daurel, op cit. loc. cit.
    [13]
    Ibid.
    [14]
    A. Math, Un système d’éducation toujours bas de gamme malgré l’augmentation des moyens, IRES, chron intern. n° 134, janv. 2012, pp. 81-92, spéc. p. 81.
    [15]
    Même s’il est assez difficile de se prononcer sur ce dernier point dans la mesure où les procédures coutumières n’ont pas à notre connaissance fait l’objet de monographies.
    [16]
    J.F Hori, art. préc.
    [17]
    J.F Hori, art. préc.
    [18]
    S. Blanchy-Daurel, op. cit., p.32.
    [19]
    Sur lequel voy. J.F Hori, art. préc.
    [20]
    J.F Hori, art. préc.
    [21]
    J.F. Hori, art. préc.
    [22]
    Sur laquelle, cf. J.F. Hori, art. préc.
    [23]
    J.F. Hori, art. préc.

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